Chapitre 8 : Les différences pédagogiques entre les médias

8.2 Le texte

 

Figure 9. There's nothing like a good book - or is there?
Figure 8.2.1 Rien de tel qu’un bon livre, n’est-ce pas? Mais est-ce bien vrai? Image: Tony Bates, 2010

8.2.1 Les particularités pédagogiques uniques du texte

Depuis l’invention de la presse de Gutenberg, l’imprimé a toujours été une technologie d’enseignement dominante, sans doute au moins aussi influente que les paroles du professeur. Même de nos jours, les manuels – principalement ceux sous forme imprimée, mais aussi de plus en plus ceux sous forme numérique – jouent encore un rôle majeur dans l’éducation traditionnelle, la formation et l’éducation à distance. De nombreux cours entièrement en ligne utilisent encore massivement les systèmes de gestion de l’apprentissage et les forums de discussion en ligne asynchrones.

Pourquoi cela? Qu’est-ce qui permet au texte d’être un média d’enseignement si puissant et le restera- t-il, étant donné les plus récents développements dans la technologie de l’information?

8.2.1.1 Les particularités des modes de présentation

Le texte peut être offert sous de nombreuses formes, notamment : manuel imprimé, texto (SMS), roman, magazine, journal, note manuscrite, article de journal, essai, discussion en ligne asynchrone, etc.

Les systèmes de symboles clés dans le texte sont le langage écrit (incluant les symboles mathématiques) et encore des illustrations, qui peuvent comprendre des diagrammes, des tableaux et des copies d’images comme des photos ou des peintures. La couleur est un attribut important pour certains champs d’études, dont la chimie, la géographie, la géologie et l’histoire de l’art.

Certaines des caractéristiques des modes de présentation uniques du texte sont entre autres :

  • le texte excelle particulièrement à traiter l’abstraction et la généralisation, principalement au moyen du langage écrit;
  • le texte habilite le séquencement linéaire de l’information dans un format structuré;
  • le texte peut présenter et séparer la preuve empirique ou les données provenant d’abstractions, de conclusions ou de généralisations dérivées de la preuve empirique;
  • la structure linéaire du texte habilite le développement d’une discussion ou d’un argument cohérent séquentiel;
  • en même temps, le texte peut associer la preuve à l’argument et vice-versa;
  • l’aspect enregistré et permanent du texte habilite l’analyse et la critique indépendantes de son contenu;
  • les illustrations (comme les graphiques ou les diagrammes) habilitent à présenter les connaissances différemment du langage écrit, soit en fournissant des exemples concrets d’abstractions ou en offrant une façon différente de représenter les mêmes connaissances.

Il y a un certain chevauchement de chacune de ces particularités avec d’autres médias, mais aucun autre média ne combine toutes ces caractéristiques ni n’est aussi puissant que le texte en ce qui a trait à ces caractéristiques.

Précédemment (voir Chapitre 2, Section 2.7.3), j’ai argumenté que les connaissances théoriques constituent une forme particulière de savoir ayant des caractéristiques qui le différencient d’autres sortes de connaissances, et particulièrement des connaissances ou des croyances basées uniquement sur l’expérience personnelle directe. Les connaissances théoriques constituent une forme de second ordre de savoir qui cherche des abstractions et des généralisations fondées sur le raisonnement et la preuve.

Les composantes fondamentales du savoir théorique ou les critères fondamentaux qui s’y appliquent sont :

  • la codification : les connaissances peuvent être représentées systématiquement sous une certaine forme (mots, symboles, vidéo);
  • la transparence : la source des connaissances peut être retracée et vérifiée;
  • la reproduction : les connaissances peuvent être reproduites ou avoir de multiples copies;
  • la communicabilité : les connaissances doivent être sous une forme qui leur permet d’être communiquées et contestées par d’autres.

Le texte satisfait aux quatre critères ci-dessus, alors il est un média essentiel pour l’apprentissage théorique.

8.2.1.2 Le développement des habiletés

En raison de la capacité du texte à traiter les abstractions et l’argument basé sur des faits probants ainsi que son aptitude pour l’analyse et la critique indépendantes, le texte est particulièrement utile pour réaliser des résultats d’apprentissage plus élevés qui sont requis au niveau académique, comme l’analyse, la pensée critique et l’évaluation. Par contre, il est moins utile pour montrer les processus ou pour développer des habiletés manuelles, par exemple.

8.2.2 Le livre et les connaissances

Figure 9.1 What is a book? From scrolls and paperbacks to e-books, this one minute video portrays the history and future of books.
Figure 8.2.2 Qu’est-ce qu’un livre? Depuis les papyrus de l’Antiquité jusqu’aux livres de poche et livres numériques, cette vidéo d’une minute décrit l’histoire et l’avenir des livres. Cliquer pour visionner la vidéo de l’Open University du Royaume-Uni (© Open University, 2014)

Quoique le texte puisse être offert sous de nombreuses formes, je veux me concentrer particulièrement sur le rôle du livre, et ce, en raison de sa centralité dans l’apprentissage théorique. Le livre a fait ses preuves en tant que média remarquablement puissant pour l’acquisition et la transmission des connaissances théoriques, puisqu’il satisfait aux quatre composantes requises pour la présentation des connaissances théoriques. Mais à quel point les nouveaux médias, comme les blogues, les wikis, le multimédia et les médias sociaux, peuvent-ils remplacer le livre pour les connaissances théoriques?

Or, les nouveaux médias peuvent traiter aussi bien certains des critères et procurer en fait une valeur ajoutée, entre autres la vitesse de reproduction et l’ubiquité, mais le livre possède encore quelques qualités uniques. En effet, un avantage essentiel du livre est qu’il permet le développement d’un argument soutenu, cohérent et complet, qui est étayé par des faits probants. Les blogues peuvent aussi accomplir la même chose, mais jusqu’à un certain point seulement (autrement, ils cesseraient d’être des blogues et deviendraient des articles en ligne ou un livre numérique).

Cependant, la quantité est parfois très grande. De ce point de vue, les livres permettent de recueillir un grand nombre de faits probants et d’appuyer l’argument. Ils peuvent aussi favoriser une exploration plus large d’un enjeu ou d’un thème au sein d’un format portable et relativement condensé. Un argument cohérent bien étayé, assorti de faits probants, d’explications de rechange ou, même, de positions opposées, exige un « espace » supplémentaire que peut offrir un livre. Et surtout, le livre peut fournir une cohérence ou, encore, une position ou une approche soutenue particulière envers un problème ou un enjeu. Cela procure un équilibre nécessaire entre le chaos et la confusion pour de nombreuses nouvelles formes de médias numériques, qui rivalisent entre elles pour attirer notre attention, mais en offrant des « fragments » beaucoup plus petits qui sont plus difficiles à intégrer et à assimiler en général.

Une autre particularité théorique importante du texte est qu’il peut être scruté et analysé minutieusement et vérifié constamment, en partie parce qu’il est largement linéaire et, aussi, permanent une fois qu’il a été publié. Cela suscite donc une mise à l’épreuve ou un défi plus rigoureux en matière de faits probants, de rationalité et de cohérence. Or, le multimédia enregistré a presque la capacité de pouvoir satisfaire à ces critères, mais de son côté, le texte peut également procurer plus de commodité et, en matière de médias, plus de simplicité. Par exemple, je trouve sans cesse que l’analyse d’une vidéo, incorporant nombre de variables et de systèmes de symboles, est plus complexe que l’analyse d’un texte linéaire, même si les deux renferment des arguments aussi rigoureux (ou aussi peu rigoureux).

8.2.2.1 La forme et la fonction du livre

La forme ou la représentation technologique d’un livre est-elle encore importante? Un livre est-il encore un livre s’il est téléchargé et lu sur un iPad ou un Kindle, au lieu d’être un texte imprimé?

Aux fins de l’acquisition des connaissances, ce n’est probablement pas différent. En effet pour les études, une version numérique est probablement plus commode, parce qu’il est préférable surement de transporter un iPad contenant des centaines de livres téléchargés plutôt que des versions imprimées des mêmes livres. Les étudiantes et étudiants continuent à se plaindre des difficultés à annoter les livres numériques, mais cela deviendra certainement une particularité standard qui sera offerte à l’avenir.

Si le livre est téléchargé, sa fonction ne change pas beaucoup alors, parce qu’il est disponible sous forme numérique. Toutefois, il y a quelques changements subtils. Certains individus pourraient argumenter aussi que la saisie par balayage est encore plus facile avec une version imprimée. Vous est-il déjà arrivé d’avoir de la difficulté à trouver une citation particulière dans un livre numérique comparativement à la chercher dans une version imprimée? Bien sûr, vous pouvez alors utiliser la fonction de recherche de mots clefs, mais cela implique de savoir exactement les bons mots ou le nom de la personne que vous voulez citer. D’une part, je peux souvent trouver dans un livre imprimé une citation simplement en feuilletant les pages, parce que je me sers du contexte et du balayage d’œil rapide pour localiser la source, même si je ne sais pas exactement ce que je cherche. Mais d’autre part, il est beaucoup plus facile de faire une recherche dans un livre numérique quand on sait précisément ce que l’on cherche (p. ex., une référence par un auteur particulier).

Lorsque les livres sous format numérique sont disponibles, les utilisatrices et utilisateurs peuvent télécharger seulement les chapitres sélectionnés dont ils ont besoin. C’est un avantage précieux si on sait exactement ce que l’on veut, mais cela pose aussi des dangers. Par exemple, dans mon livre sur la gestion stratégique de la technologie (Bates et Sangrà, 2011), le dernier chapitre résume le reste du livre. Si ce livre avait été sous forme numérique, alors la tentation aurait été de ne télécharger que le chapitre final. Ainsi on a tous les messages importants du livre, n’est-ce pas? Non, absolument pas. Ce qui manquerait, c’est la preuve pour les conclusions. Aujourd’hui, tout livre sur la gestion stratégique se fonde sur des études de cas. Il serait donc vraiment important de revérifier comment les études de cas ont été interprétées afin de formuler les conclusions, puisque cela influe sur la confiance des lectrices et lecteurs envers les conclusions qui en ont été tirées. Si seulement le dernier chapitre de la version numérique est téléchargé, on perd aussi le contexte global du livre. En ayant le livre entier, les lectrices et lecteurs ont plus de liberté pour interpréter les conclusions et pour y ajouter les leurs, que s’ils n’ont accès seulement au chapitre du résumé.

Pour conclure, il y a des avantages et des inconvénients à numériser un livre, mais l’essence d’un livre ne change pas grandement quand il devient numérique. J’ai également écrit sur les avantages de la publication d’un manuel universitaire en ligne, en me basant sur ma propre expérience de la rédaction de la première édition de ce livre, qui est maintenant disponible en 10 langues et a été téléchargé plus de 500 000 fois depuis 2015. Pour une autre perspective à ce sujet, voir le blogue de Clive Shepherd : Weighing up the benefits of traditional book publishing (soupeser les avantages de la publication de livres traditionnels).

8.2.2.2 Un nouveau créneau pour les livres dans le monde universitaire

Nous avons vu sur le plan historique que, souvent, les nouveaux médias ne remplacent pas entièrement un média plus ancien, mais que l’ancien média déniche plutôt un nouveau « créneau ». Ainsi, la télévision n’a pas permis d’éliminer complètement la radio. De façon similaire, je soupçonne qu’il y aura un rôle continuel pour le livre dans le domaine des connaissances théoriques, habilitant le livre (numérique ou imprimé) à prospérer parallèlement à des nouveaux médias et formats dans le monde universitaire.

Cependant, les livres qui conservent leur valeur sur le plan universitaire devront probablement être beaucoup plus spécifiques dans leur format et leur but que cela a été le cas jusqu’à présent. Par exemple, je ne prévois aucun avenir pour les livres consistant principalement en une collection de chapitres semi- indépendants peu connectés qui ont été écrits par différents auteurs, sauf si le livre comprend une forte cohésion et un bon travail d’édition et fournit un argument intégré ou un ensemble cohérent de données à travers tous les chapitres. Et surtout, il est nécessaire de changer certaines particularités des livres afin de favoriser davantage d’interaction et de commentaires de la part des lectrices et lecteurs ainsi que davantage de liens vers le monde extérieur. Il est beaucoup plus improbable par contre que les livres survivent sous forme imprimée, parce que la publication numérique permet d’ajouter beaucoup plus de particularités, réduit l’empreinte environnementale et rend le texte beaucoup plus portable et transférable.

Enfin, ce n’est pas un argument pour ignorer les avantages des nouveaux médias pour le monde universitaire. La valeur des graphiques, de la vidéo et de l’animation pour représenter les connaissances, la capacité d’interagir de manière asynchrone avec d’autres apprenantes et apprenants et la valeur des réseaux sociaux sont toutes sous-exploitées dans le monde universitaire. Toutefois, le texte et les livres y sont encore très importants.

8.2.3 Le texte et les autres formes de connaissances

Je me suis concentré particulièrement sur le texte et les connaissances théoriques, en raison de l’importance traditionnelle du texte et du savoir imprimé dans le monde universitaire. Les caractéristiques pédagogiques uniques du texte pourraient l’être moins pour les autres formes de connaissances. En fait, le multimédia pourrait avoir beaucoup plus d’avantages dans l’éducation professionnelle et technique.

Dans le secteur scolaire de la maternelle à la 12e année, il est probable que le texte et les imprimés demeurent importants, parce que le cours magistral et l’écriture continuent d’être essentiels à l’ère numérique. Par conséquent, le texte (numérique et imprimé) en tant qu’instrument pour l’apprentissage restera très utile ne serait-ce seulement que pour le développement des habiletés de littératie.

En effet, une des limitations du texte est qu’il exige un niveau élevé d’habiletés antérieures de littératie afin qu’il soit utilisé efficacement pour l’enseignement et l’apprentissage. Et au fait, une grande partie de l’enseignement et de l’apprentissage se concentre sur le développement des habiletés qui permet une analyse rigoureuse des matériels textuels. Cependant à l’ère numérique, nous devrions porter autant d’attention au développement des habiletés de littératie en multimédia.

8.2.4 L’évaluation

Si le texte est essentiel pour la présentation des connaissances et le développement des habiletés dans le champ d’études, quelles sont les implications pour l’évaluation? Si les attentes sont que les étudiantes et étudiants développent les habiletés que le texte semble favoriser, alors le texte sera vraisemblablement un média important pour l’évaluation. Et les étudiantes et étudiants devront démontrer leur propre capacité d’utiliser le texte pour présenter des abstractions, un argument et un raisonnement qui s’appuient sur des faits probants.

Dans de tels contextes, il est probable que les réponses textuelles composées, comme les essais et les rapports écrits, soient nécessaires, plutôt que les questions à choix multiples ou les rapports multimédias.

8.2.5 Davantage de preuves, s’il vous plaît

Bien que de vastes recherches aient été menées sur les particularités pédagogiques d’autres médias (dont l’audio, la vidéo et l’informatique), le texte a été traité comme le mode par défaut, la base à laquelle les autres médias sont comparés. En conséquence, l’imprimé en particulier est largement tenu pour acquis dans le monde universitaire. Nous sommes maintenant toutefois au stade où nous avons besoin de consacrer plus d’attention aux caractéristiques uniques du texte dans ses divers formats, relativement aux autres médias. Cependant, jusqu’à ce que nous ayons davantage d’études empiriques sur les caractéristiques uniques du texte et de l’imprimé, le texte restera crucial au moins dans l’enseignement et l’apprentissage théoriques.

Références

Koumi, J. (1994) Media comparisons and deployment: a practitioner’s view British Journal of Educational Technology, Vol. 25, No. 1.

Koumi, J. (2006) Designing video and multimedia for open and flexible learningLondon: Routledge.

Koumi, J. (2015) Learning outcomes afforded by self-assessed, segmented video-print combinations Cogent Education, Vol. 2, No.1

Manguel, A. (1996) A History of Reading London: Harper Collins

Lectures supplémentaires

Quoiqu’il existe de nombreuses publications sur le texte en ce qui a trait à la typographie, la structure et son influence historique sur l’éducation et la culture, je n’ai pu trouver aucune publication où le texte est comparé à d’autres médias modernes comme l’audio ou la vidéo, quant à ses caractéristiques pédagogiques. Toutefois, Koumi (2015) a écrit au sujet du texte en combinaison avec l’audio, et le livre d’Albert Manguel offre aussi une lecture fascinante dans une perspective historique.

Toutefois, je suis convaincu que mon manque de références relève de mon manque d’érudition dans ce domaine. Si vous avez des suggestions de lectures, veuillez utiliser la boite de commentaires. Aussi, une étude sur les caractéristiques pédagogiques uniques du texte à l’ère numérique pourrait mener à une précieuse thèse de doctorat très intéressante.

Activité 8.2 Identifier les caractéristiques pédagogiques uniques du texte

  1. Envisagez un des cours que vous enseignez. Quels aspects clés du mode de présentation du texte sont importants pour ce cours? Le texte est-il le meilleur média pour représenter les connaissances dans votre champ d’études? Sinon, quels concepts ou sujets seraient représentés le mieux par d’autres médias?
  2. Consultez la liste des habiletés à la Section 1.2 de ce livre. Lesquelles de ces habiletés seraient développées le mieux par l’utilisation du texte plutôt qu’un autre média? Comment feriez-vous cela en vous servant de l’enseignement basé sur le texte?
  3. Quelles sont vos réflexions au sujet des livres pour l’apprentissage? Pensez-vous que le livre est déjà mort ou qu’il sera bientôt obsolète? Si vous croyez que les livres sont encore précieux pour l’apprentissage, quels changements selon vous devraient être ou non effectués pour les livres scolaires? Qu’est-ce qui serait perdu si les livres étaient remplacés entièrement par de nouveaux médias? Qu’est-ce que nous pourrions y gagner?
  4. Dans quelles conditions serait-il plus approprié d’évaluer les étudiantes et étudiants au moyen de dissertations? Et dans quelles autres conditions les portfolios multimédias seraient-ils plus appropriés pour l’évaluation?
  5. Pouvez-vous penser à d’autres caractéristiques pédagogiques uniques du texte?

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L’enseignement à l’ère numérique Droit d'auteur © 2023 par Anthony William (Tony) Bates est sous licence License Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation commerciale 4.0 International, sauf indication contraire.

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