Chapitre 10 : Choisir et utiliser les médias en éducation

10.10 La prise de décision

Figure 10.10 Le modèle SECTIONS

Si vous avez passé à travers des trois derniers chapitres, vous vous sentez probablement quelque peu débordé par tous les facteurs dont il faut tenir compte lors de la sélection des médias. C’est un enjeu complexe, mais si vous avez lu les sections précédentes, vous êtes déjà sur la bonne voie pour prendre des décisions éclairées. Je vais vous expliquer.

10.10.1 La prise de décision déductive ou inductive

Quand j’ai élaboré le modèle ACTIONS il y a plusieurs années, un représentant d’une grande compagnie internationale d’ordinateurs est venu me rencontrer. Sa compagnie offrait d’automatiser le modèle ACTIONS, et ce, à une époque où les données étaient entrées dans les ordinateurs en utilisant des cartes perforées. Nous avons pris un café ensemble, et il m’a décrit son plan à ce sujet. Voici ci-dessous comment cette conversation s’est déroulée.

Pierre : Tony, votre modèle m’intéresse beaucoup. Nous pourrions l’appliquer dans toutes les écoles et universités partout dans le monde.

Tony : Vraiment? Comment feriez-vous ça?

Pierre : Vous avez un ensemble de questions auxquelles les enseignants doivent répondre pour chaque critère. Il y a probablement un nombre limité de réponses à ces questions. Nous pouvons échafauder des hypothèses sur ces réponses ou, encore, recueillir les réponses d’un échantillon représentatif d’enseignants. Vous pourriez ensuite attribuer des pointages à chaque technologie, d’après les réponses qui ont été données. Donc quand un enseignant doit faire un choix de technologie, il n’aurait qu’à répondre aux questions. Puis selon ses réponses, l’ordinateur calculerait quel et le meilleur choix de technologie pour lui. Et voilà!

Tony : Je ne pense pas que ça pourrait marcher

Pierre : Mais pourquoi pas?

Tony : Je n’en suis pas certain, mais mon instinct me dit que ce n’est pas la bonne solution.

Pierre : Votre instinct? Est-ce que j’ai bien compris? Que voulez-vous dire par là?

Tony : Pierre, vous avez bien compris. Ma réponse n’est pas complètement logique… je vais essayer de d’expliquer mieux pourquoi ça ne fonctionnerait pas probablement. D’abord, je ne suis pas convaincu qu’il existe un nombre limité de réponses possibles à chaque question, mais même si c’est vrai, ça ne fonctionnera pas.

Pierre : Bon OK, mais pourquoi?

Tony : Parce que je ne suis pas sûr comment ils classeraient leurs réponses à chaque question. Et en tout cas, il y aura une interaction entre les réponses aux questions. Ce n’est pas l’ajout de chaque réponse qui déterminera quelle technologie ils pourraient utiliser, mais plutôt comment ces réponses se combinent. D’un point de vue informatique, il pourrait en découler de nombreuses combinaisons de réponses très différentes. Et je ne suis par certain quelles seront les combinaisons significatives à l’égard du choix de chaque technologie.

Pierre : Mais nous avons des ordinateurs extrêmement rapides et nous pouvons simplifier le processus avec des algorithmes.

Tony : Oui, mais nous devons tenir compte du contexte dans lequel les enseignants feront la sélection des médias. Il faudra tout le temps prendre des décisions au sujet des médias, dans beaucoup de contextes différents. Et ce n’est pas du tout pratique de s’assoir devant un ordinateur et de répondre à toutes les questions, puis d’attendre la recommandation de l’ordinateur.

Pierre : Mais voulez-vous au moins faire un essai? On pourrait collaborer tous les deux pour résoudre ces problèmes.

Tony : Pierre, j’apprécie beaucoup votre suggestion, mais mon instinct me dit que ça ne marchera pas, et je ne veux vraiment pas gaspiller mon temps ni le vôtre sur ce projet.

Pierre : Eh bien, qu’allez-vous dire aux enseignants alors? Comment vont-ils prendre leurs décisions?

Tony : Je leur dirai de suivre leur instinct, Pierre, mais en s’inspirant du modèle ACTIONS.

C’est une vraie anecdote, quoiqu’il ne s’agisse pas d’un compte rendu littéral de cette conversation. Le fait que nous disposions aujourd’hui d’une intelligence artificielle qui pourrait techniquement faire cela ne m’a pas fait changer d’avis, car ce scénario représente un exemple de conflit entre le raisonnement déductif (Pierre) et le raisonnement inductif (Tony).

10.10.1.1 Le raisonnement déductif

Avec un raisonnement déductif, on ferait ce que Pierre suggère : démarrer sans idées préalables au sujet de la technologie à utiliser, répondre à chacune des questions que je pose à la fin de chaque volet du modèle SECTIONS, dresser la liste de toutes technologies possibles convenant le mieux aux réponses de chaque question, voir quelles technologies qui correspondraient mieux à chaque question ou chaque critère et, finalement, « classer » chaque technologie sur une échelle recommandée pour chaque critère. On pourrait ensuite tenter de trouver un moyen de regrouper toutes ces réponses, peut-être en se servant d’une très grande matrice, et arriver enfin à une décision au sujet de la technologie à utiliser.

Un problème majeur réside dans le fait que chaque enseignant et chaque contexte d’apprentissage est quelque peu différent chaque fois qu’une décision doit être prise. Les enseignants expérimentés, en particulier, apportent toute une série de connaissances – idées sur les méthodes d’enseignement efficaces, connaissances des élèves, exigences du contenu et des compétences qu’ils essaient de développer au moment de la décision, et surtout le contexte dans lequel le média sera utilisé (maison, salle de classe, etc.) – avant de devoir prendre une décision.

10.10.1.2 Le raisonnement inductif

Par contre, ma suggestion est tout à fait différente. Elle propose une approche plus inductive envers la prise de décision.

Le raisonnement inductif est une méthode de raisonnement qui consiste à considérer un ensemble d’observations pour en déduire un principe général. Il consiste à faire de grandes généralisations à partir d’observations spécifiques. Le raisonnement inductif se distingue du raisonnement déductif. Si les prémisses sont correctes, la conclusion d’un argument déductif est certaine ; en revanche, la vérité de la conclusion d’un argument inductif est probable, sur la base des preuves fournies.

Wikipedia, 2022

Pour sélectionner des médias, vous démarrez probablement avec un nombre de technologies possibles que vous avez en tête au début du processus (des hypothèses ou votre instinct). Mon processus suggéré consiste à démarrer avec ce que vous dit votre instinct au sujet de quelles technologies vous envisagez d’utiliser, tout en gardant votre esprit ouvert. Ensuite, passez à travers de toutes les questions suggérées dans chaque critère du modèle SECTIONS. Puis commencez à développer davantage de preuves afin d’étayer ou de rejeter l’utilisation d’un média ou d’une technologie en particulier. D’ici la fin du processus, vous aurez une vision « probabiliste » de quelles combinaisons de médias fonctionneront le mieux pour vous et pourquoi. Mais ce n’est pas un exercice, que vous voudriez effectuer à chaque occasion. Lorsque vous l’avez fait quelques fois, le choix des médias ou des technologies dans chaque « nouvelle » situation sera plus rapide et plus facile, parce que le cerveau stocke toutes les informations précédentes; de plus, vous disposez aussi d’un cadre (le modèle SECTIONS) pour organiser les nouvelles informations au fur et à mesure et les intégrer à vos connaissances antérieures.

10.10.1.3 La prise de décision rapide

Maintenant que vous avez lu ce chapitre, vous possédez déjà un ensemble de questions à prendre en considération (je les ai énumérées à l’Annexe 1 afin d’en faciliter la consultation). Cela me fait penser au roi, qui a demandé à son alchimiste comment fabriquer de l’or. « C’est très facile, a répondu l’alchimiste, à condition de ne pas trop penser aux éléphants. » Effectivement après avoir lu en entier les trois chapitres sur les médias, vous avez dorénavant des éléphants à l’esprit. Et il sera difficile de les ignorer. Le cerveau est en fait un merveilleux instrument pour prendre des décisions intuitives ou inductives de ce type. L’astuce cependant est d’avoir toutes ces informations quelque part dans votre tête, pour que vous soyez en mesure de les utiliser quand vous en aurez besoin. Le cerveau peut faire fait cela très vite. Vos décisions ne seront peut-être pas toujours parfaites, mais elles seront bien meilleures que si vous n’aviez pas réfléchi au sujet de tous ces enjeux. Dans la vie, mieux vaut une ébauche prête à temps qu’un chef-d’œuvre livré en retard.

10.10.2 Enraciner la sélection des médias dans un cadre d’élaboration de cours

La sélection des médias ne se produit pas en vase clos. Il y a de nombreux autres facteurs dont il faut tenir compte lors de la conception de l’enseignement. En particulier, vous croiserez des hypothèses sur le processus d’apprentissage, qui sont enchâssées au sein de toute décision au sujet de l’utilisation de la technologie dans l’éducation et la formation. Nous avons déjà vu dans ce livre comment différentes positions et théories épistémologiques de l’apprentissage influent sur la conception de l’enseignement. En outre, ces influences détermineront aussi le choix de médias appropriés par le personnel enseignant ou de formation. La sélection des médias n’est toutefois qu’une partie du processus de conception des cours, qui doit s’intégrer harmonieusement dans le cadre plus large de la conception des cours en soi.

Dans la figure 10.10.2 ci-dessous, la modification du modèle ADDIE par Hibbitts et Travin (voir Chapitre 4, section 3) présente le modèle de développement de l’apprentissage et de la technologie suivant, qui intègre les différentes étapes de la conception du cours :

Figure 10.10.2 Le modèle de développement de l’apprentissage et de la technologie, proposé par Hibbitts et Travin

Le modèle SECTIONS est une stratégie, qui pourrait être utilisée pour évaluer l’habilité de la technologie au sein de ce processus d’élaboration des cours. Que vous utilisiez le modèle ADDIE ou une approche de conception agile, d’autres facteurs dans la conception de cours influeront alors sur la sélection des médias en ajoutant ainsi davantage d’informations dont il faut tenir compte. Tout cela sera amalgamé avec vos connaissances du champ d’études et ses exigences, vos convictions et vos valeurs au sujet de l’enseignement et de l’apprentissage, et aussi beaucoup d’émotions.

Dans sa globalité, cela renforce encore plus l’approche inductive pour la prise de décision que j’ai suggérée. Mais surtout, ne sous-estimez pas la puissance de votre cerveau : il est de loin beaucoup mieux qu’un ordinateur pour prendre ce genre de décisions. Cependant, il est important d’avoir l’information nécessaire, autant que possible. Donc si vous avez sauté une partie de ce chapitre ou les deux chapitres précédents sur les médias, ce serait peut-être une bonne idée d’en prendre connaissance!

10.10.3 Addendum : le marché de la formation en entreprise

Dans quelle mesure le modèle SECTIONS est-il adapté au marché de la formation en entreprise ? Pour obtenir ma réponse personnelle à cette question, veuillez cliquer sur le podcast ci-dessous. Il suggère une façon d’aborder la sélection des médias dans une variété de contextes différents.


Activité 10.10 Choisir les médias et les technologies

  1. Choisissez le même cours que vous avez utilisé pour l’Activité 10.1.
  2. Allez à l’Annexe 1 et voyez à combien de questions vous pouvez répondre. Utilisez le Chapitre 10 pour vous aider au besoin, incluant vos réponses à certaines activités dans les Chapitres 8 et 9.
  3. Après avoir répondu à autant de questions que vous le pouvez dans l’Annexe 1, quels sont les médias ou les technologies que vous pensez utiliser maintenant? Comment cela diffère-t-il de votre liste originale? Le cas échéant, quelles sont les raisons de ces changements?

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Points clés à retenir

  1. La sélection des médias et des technologies est un processus complexe, impliquant une gamme très vaste de variables interagissantes.
  2. Il n’existe pas actuellement de théories ni de processus généralement acceptés pour la sélection des médias. Toutefois, le modèle SECTIONS fournit un ensemble de critères ou questionne le résultat dont l’enseignant ou l’instructeur peut se servir pour choisir les médias ou les technologies qui seront utilisés.
  3. Étant donné que la vaste gamme de facteurs influant sur la sélection et l’utilisation des médias, une approche inductive ou intuitive de prise de décision, s’appuyant sur une analyse minutieuse de tous les critères dans le cadre SECTIONS, est une manière pratique d’aborder la prise de décision au sujet des médias et des technologies pour l’enseignement et l’apprentissage.
  4. Cependant, la sélection des médias doit être intégrée dans le cadre plus large de la conception des cours.

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L’enseignement à l’ère numérique Droit d'auteur © 2023 par Anthony William (Tony) Bates est sous licence License Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation commerciale 4.0 International, sauf indication contraire.

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